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Natacha Tertone : « L’histoire n’est pas terminée »

Il y eut d’abord un morceau sur une compile des “Inrockuptibles” au tournant du nouveau millénaire, intitulé “Les Cartes postales”. Rythme heurté, guitares hachées, refrain en montagnes russes, instruments inhabituels (orgue de foire, guimbarde, roue de vélo ?), et une voix de jeune femme bien élevée à la colère rentrée qui chantait la monotonie de l’existence à travers la métaphore des cartes postales, donc (« Et tous les ans, acheter les mêmes, et tous les ans, envoyer les mêmes… »). Si cette chanson lancinante, voire obsédante, de Natacha Tertone – accompagnée des frères Bruno et Philippe Mathieu – semblait entretenir quelques liens avec la scène française d’alors, de Dominique A à Yann Tiersen, elle apportait de toute évidence quelque chose de neuf et de différent. L’album dont elle était extraite, l’autoproduit “Le Grand Déballage”, confirmait ce pas de côté en une douzaine de titres à la fois bruts et sophistiqués, et laissait espérer un « grand décollage » pour Natacha Tertone. Qui n’eut pas lieu, le groupe étant mis en sommeil après un deuxième album inachevé.
L’histoire aurait pu en rester là, sauf que non : près de vingt-cinq ans après, Natacha – qui n’a jamais abandonné la musique – revient et annonce un deuxième album pour 2025, sur lequel on retrouvera Bruno Mathieu. En attendant ce retour inattendu dans les bacs (ou les sites de streaming), les retrouvailles sont scéniques, avec notamment une alléchante triple affiche le 10 avril à Petit Bain (Paris XIIIe), où Natacha Tertone se produira avec The Reed Conservation Society – très appréciés ici – et Corde, trio lillois à la croisée de l’electro et du folk. Tout cela valait bien une petite interview de Natacha entre passé, présent et futur.

Quand le groupe s’est formé à la fin des années 90, qu’est-ce qui vous intéressait dans la scène française (et pas forcément francophone) ? Est-ce que les influences venaient aussi – ou plutôt – d’ailleurs ?
Natacha : En ce qui me concerne, je découvrais tout : j’ai un bagage plutôt classique et quand j’ai rencontré pour la première fois des musiciens qui faisaient du rock, ça a été un vrai choc. J’ai découvert en les côtoyant qu’on pouvait bricoler des choses simplement, sans avoir les connaissances qu’en conservatoire on m’imposait pour avoir l’opportunité d’intégrer un cursus de composition. Ce qui m’intéressait le plus, c’était cette incroyable capacité à produire des chansons qui me touchaient énormément, parfois avec des instruments de fortune, où chaque son pouvait avoir une puissance évocatrice en lui-même. À ce titre, les premiers disques de Katerine, “Les Mariages chinois” ou son travail avec les Sœurs Winchester, m’ont ouvert tout un univers. Pascal Comelade aussi. Évidemment, les premiers Dominique A ont été fondateurs parce qu’il appliquait, selon moi, la même approche libératrice aux mots en plus de s’affranchir d’un tas de règles implicites à la chanson comme l’absence de refrain dans de nombreux titres. Et une vraie place laissée aux mélodies sans verser dans la variété et ses ambiances convenues, une vraie singularité. Mais je pense que le terrain avait été préparé par les quelques disques piqués à mon père, qui aimait beaucoup Jacno par exemple. Les influences d’ailleurs, il y en a aussi bien sûr : entre mon grand amour pour Bach et ses lignes mélodiques entrelacées et mes obsessions pour certains albums très orchestraux de Pink Floyd ou Portishead ou de musiques de films des années 70, il y a de quoi faire…

Avais-tu des modèles de chanteuses, que ce soit de ta génération ou des précédentes ?
En cherchant bien, toujours dans les disques de mon père, il y a bien un peu de Lio (“Amoureux solitaires”) et Elli Medeiros (époque Jacno), mais c’était surtout des hommes que j’écoutais dans cette “nouvelle scène française”, avec, en plus de ceux déjà cités, Bertrand Betsch, Alexandre Varlet, Miossec. Les rares voix féminines que j’écoutais alors étaient celles de Valérie Leulliot (Autour de Lucie), Edith Fambuena (Les Valentins), France Cartigny, Claire Dit Terzi, et surtout Armelle Pioline (Holden). Mais, bien qu’elles soient toutes très inspirantes, je ne pense pas qu’on puisse dire qu’elles aient été des modèles.

L’idée d’une instrumentation dépouillée – sans qu’on puisse pour autant parler de minimalisme –, avec un mix qui laisse de la place au(x) silence(s), était-elle là dès le départ ? Est-ce dû à la volonté de mettre la voix en avant, au fait que vous étiez un trio ?
C’est à la fois lié aux conditions initiales de création des chansons, à la maison, sur un enregistreur quatre pistes, avec des claviers jouets de récup, et à un « rebroussage » de chemin : lors de l’enregistrement de notre premier EP, nous étions un groupe de cinq, avec un orgue Hammond qui prenait beaucoup de place et des arrangements qui viraient jazz-rock. Au moment du mix, on ne reconnaissait plus du tout l’univers originel, on a tout jeté, repris une journée de studio et réenregistré quelques titres d’une manière très dépouillée qui nous ressemblait beaucoup plus. Cette expérience nous a rendu très vigilants : il ne fallait pas chercher à enrober les choses juste parce qu’on avait les outils pour le faire. Et puis, nous avons beaucoup travaillé avec Jean-Christophe Cheneval qui nous a appris à interroger chaque élément et à enlever tout ce qui ne se justifiait pas de manière très claire et assumée. De ce fait, sur “Le Grand Déballage”, chaque note, chaque son, chaque effet, est pensé, pesé, ajusté.

Aviez-vous l’impression que votre musique était difficile à classifier : pas vraiment de la chanson française classique, pas tout à fait du rock non plus, un mélange d’instruments électriques et acoustiques, une chanson en allemand, des instrumentaux (cachés)… ?
Oui mais je me demande si ce n’est pas le cas de tous les artistes : on veut tous être singuliers, ne pas se laisser enfermer sous une étiquette, je pense. L’idée de “nouvelle scène française” nous convenait bien car ça laissait la possibilité d’aller dans de nombreuses directions tout en assumant le côté français.

Il y a aussi des dissonances, des parties limite bruitistes, des sons un peu « sales ». Était-ce en réaction à ta formation classique au conservatoire ?
Je crois que j’ai développé un amour pour ces sonorités en découvrant le milieu du rock indé joué par mes amis plus que par réaction à ma formation classique. Ceci dit, je m’en suis beaucoup servi par peur de faire des choses trop “jolies”, avec un sens péjoratif, comme si la joliesse impliquait un manque de profondeur, un côté trop “facile”. Mais là encore, rien n’a été gardé sans se justifier pleinement en termes de sens.

Le fait que plusieurs chansons de l’album aient un rythme ternaire peut-il être vu, à l’inverse, comme une volonté d’aller à l’encontre des règles « binaires » du rock ?
Non, pour le coup, c’est vraiment juste une affinité particulière que j’ai pour les tempos qui tournent, ces “valses de fin du monde” ont un côté inéluctable qui me plait bien.

Avec le recul, éprouves-tu des regrets de n’avoir sorti que cet unique album, ou plutôt la satisfaction d’avoir laissé une trace discographique ?
Aucun regret puisque l’histoire n’est pas terminée. Les événements ont fait qu’il ne nous a pas été possible d’enchaîner à l’époque mais ce n’était que partie remise, je l’ai toujours vu comme ça. La pause a duré plus longtemps que je ne l’avais imaginé mais ça me donne d’autant plus de matière pour la suite qu’on est en train de préparer, Bruno et moi.

Depuis la sortie du “Grand déballage”, l’industrie de la musique a beaucoup évolué. Si le disque paraissait aujourd’hui, penses-tu que les choses seraient plus faciles ou plus difficiles ?
On l’expérimente justement en ce moment : il m’a fallu suivre quelques formations pour réactualiser ma vision et apprendre à utiliser les outils actuels car oui, ça n’a plus rien à voir avec ce que j’ai connu autour de 2000. Il y a des choses qui ont évolué positivement mais globalement, ça me semble beaucoup plus difficile de réussir à toucher le public tant il y a de propositions artistiques. Sans parler de la possibilité d’en tirer un revenu suffisant pour vivre qu’actuellement je n’ose même pas espérer. Aujourd’hui, notre priorité, c’est de construire une visibilité qui permette à nos chansons d’arriver aux oreilles des gens, que ce soit par la scène ou par les diffusions médias et plateformes.

Photos : Christie Mérigond.


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